La fatigue, une ombre fidèle
Dans les mers du Sud, où les vagues se dressent comme des montagnes liquides et où le vent ne relâche jamais sa poigne, la fatigue devient plus qu’un état passager : elle s’installe comme une présence permanente, pesante mais inévitable. Elle met à rude épreuve le corps et l’esprit des skippers. Et pourtant, malgré ce fardeau, tous avancent, portés par l’objectif de franchir le prochain jalon. Les premiers se préparent à passer le mythique cap Horn dans la nuit du 23 au 24 décembre, une délivrance qui fera office de cadeau de Noël après des semaines éprouvantes. Leurs poursuivants, eux, espèrent éviter de justesse une dépression tropicale mais sûrement pas une mer rude et agitée. Plus loin encore, les autres continuent de se battre avec acharnement pour combler des écarts qui se creusent puis se réduisent au gré des systèmes météo, tout en tentant de saisir des opportunités qui disparaissent aussi vite qu’elles apparaissent.
« Je suis content d’avoir arrêté de multiplier les empannages le long de la Zone d’Exclusion Antarctique. C’était un peu pénible. A présent, j’attaque une longue traversée de 1 400 milles jusqu’au cap Horn. J’ai hâte de le passer, car le franchir, ça veut dire « fin des mers du Sud ». Ça veut aussi dire « beau cadeau de Noël », et « nouvelle course » », a résumé Sébastien Simon (Groupe Dubreuil). De fait, le navigateur qui mange un peu son pain noir actuellement en bâbord amures, la faute à son foil tribord manquant, devine le bout de l’Amérique du Sud, comme un clin d’œil lointain à ses efforts. Pour lui, le débordement de l’archipel de la Terre de Feu est prévu le 24 décembre en milieu d’après-midi, une grosse douzaine d’heures après le tandem Yoann Richomme (PAPREC ARKÉA) – Charlie Dalin (MACIF Santé Prévoyance), attendu pour sa part à ce même point entre 23 heures et 2 heures (heure de Paris) dans la nuit de lundi à mardi. « C’est bien sûr un peu frustrant de voir les deux copains devant s’échapper mais malheureusement c’est une bataille que je ne peux pas jouer. L’avance que j’ai sur les autres devrait, en tous cas je l’espère, me permettre de franchir le Horn toujours sur le podium », a ajouté le Sablais qui progresse à cloche-pied mais qui, grâce à une configuration de voiles efficace, parvient à tenir une moyenne de 18 nœuds, limitant ainsi, tant bien que mal, l’écart avec les deux leaders. Des leaders qu’il compte cependant bien recroiser dans l’Atlantique, histoire de leur rappeler qu’il n’est pas là pour admirer leurs sillages même si la Zone d’Exclusion Antarctique, élargie en raison de la remontée de glaces à l’Est des Malouines, pourrait, d’une certaine manière, limiter la stratégie en deçà du 44° Sud. « Je suis persuadé que je vais attaquer la remontée dans de bonnes conditions pour me battre à nouveau à 100% de mon potentiel. En attendant, je m’accroche. J’essaie aussi de me reposer car j’ai une jolie dette de sommeil », a affirmé le skipper de Groupe Dubreuil.
Des jambes qui perdent pied
Pour lui et pour les autres, voilà maintenant des semaines que le repos est réduit à sa plus simple expression : des siestes d’une heure maximum, entrecoupées de réveils brutaux. Une alarme qui sonne, un mouvement suspect du bateau, une manœuvre urgente à effectuer. Pourtant, ils continuent, par automatisme, par nécessité, ou simplement parce qu’il le faut. « Avec le temps qui passe, tout devient mécanique », a commenté Samantha Davies (Initiatives-Cœurs) qui commence à sentir par ailleurs les effets insidieux de son immobilité forcée sur ses jambes. « Dans le bateau, on n’est finalement jamais debout tellement c’est dangereux », a rappelé la Britannique. A bord des IMOCA dans le Grand Sud, chaque déplacement se résume à quelques pas vacillants dans un cockpit exigu ou à un appui constant pour garder l’équilibre sur un pont qui tangue comme un manège en pleine folie. Résultat : les muscles fondent presque aussi vite qu’une glace au soleil d’août, privés de l’effort qu’ils connaissaient sur terre. Néanmoins, malgré cette perte de masse, les marins gardent leur ténacité. Leur force, bien que déplacée, reste intacte : elle est dans leurs bras pour border les voiles, dans leur esprit pour affronter les défis, et dans leur cœur pour continuer cette aventure hors du commun. Le reste reviendra plus tard, mais pour l’instant, c’est leur détermination qui les porte. « Pour ma part, je parlerais davantage d’usure que de fatigue », a souligné Nicolas Lunven (Holcim – PRB) qui a dû puiser dans ses réserves d’énergie pour réparer un chariot de latte de grand-voile hier, mais qui est désormais reparti de plus belle.
Une course à émotions multiples
Un petit minimum (zone fermée de basse pression atmosphérique) qui descend sur sa route focalise toutefois toute son attention. « En cadeau de Noël, on va avoir un joli petit truc à négocier : une petite dépression tropicale. L’idéal serait qu’elle passe naturellement devant nous. Ça nous arrangerait car au moins on n’aurait pas à se creuser la tête pour savoir comment la négocier », a ajouté le Vannetais qui devrait, selon les derniers routages, éviter le gros du vent généré par ce système, mais subir de plein fouet la mer qu’il va engendrer : des vagues de sept mètres avec une période de douze secondes. De quoi le tabasser bien plus fort que s’il roulait sur des pavés en trottinette ! « La route promet effectivement d’être bien cabossée », a concédé le marin qui compose, pour l’heure, avec des conditions très instables, ce qu’il n’apprécie pas des masses. « C’est absolument n’importe quoi. Il y a des molles à 16 nœuds et des risées à 35 ! », a-t-il déploré. Plus à l’arrière de la flotte, ça peste aussi contre le vent, contre la mer, contre le sort qui, n’a, encore une fois, pas distribué les cartes équitablement. C’est notamment le cas de Benjamin Ferré (Monnoyeur – Duo for a job) et de tous ceux qui, comme lui, sont toujours englués dans la molle tandis que certains de leurs adversaires sont parvenus à prendre la poudre d’escampette. « La fameuse porte vers l’Est s’est refermée devant nous la nuit dernière. Ça s’est joué à onze milles près et ces onze milles vont bientôt se transformer en 500 voire en 1000 par rapport à Jean Le Cam (Tout Commence en Finistère – Armor-lux) ou à Isabelle Joschke (MACSF) qui ont réussi à s’extirper de la dorsale », a regretté le Bretillien avec cette impression de vivre une course parfois totalement schizophrène. Une course où le vent joue au yo-yo, les écarts se font et se défont, et où chacun jongle entre euphorie et frustration. Un défi aussi mental que physique, où le seul constant reste finalement l’incertitude.