La courbe de progression fera-t-elle le classement ?
A cinq jours du départ dimanche de la première étape offshore de The Ocean Race, les quais d’Alicante sont pris d’assaut par les équipes techniques des IMOCA qui procèdent aux derniers ajustements et optimisations sur leurs machines extrêmement complexes.
Dans une classe où il faut normalement un an de navigation, de tests et d’optimisations pour qu’un nouvel IMOCA atteigne sa meilleure vitesse et puisse se battre avec ses meilleures armes, The Ocean Race pourrait bien se jouer autant par les équipes navigantes que par leurs homologues à terre.
Cet aspect de ce marathon autour du monde de 30 000 milles est crucial compte tenu du stade du cycle de vie des cinq IMOCA au départ.
Deux d’entre eux – Guyot Environnement-Team Europe (anciennement Hugo Boss), millésime 2015, et 11th Hour Racing Team – Mãlama, mis à l’eau en août 2021 – sont déjà bien avancés dans leur courbe de mise au point, avec plusieurs milliers de milles sous leur quille.
Les trois autres IMOCA au départ s’élancent autour du monde seulement six ou sept mois après leur première mise à l’eau et, pour eux, il reste encore beaucoup de travail. Les équipes techniques de Biotherm de Paul Meilhat, Holcim-PRB de Kevin Escoffier et Team Malizia de Boris Herrmann peuvent s’attendre à devoir vivre au rythme des rebondissements techniques et des demandes de leurs marins afin de garder leur bateau sur les meilleurs rails.
En parlant aux techniciens, on comprend vite pourquoi ces bateaux super-complexes mettent du temps à devenir des machines huilées et à quel point cet élément peut être déterminant. Jesse Naimark-Rowse, originaire des États-Unis et aujourd’hui basé en Grande-Bretagne, est le responsable technique du Team Malizia. Il a contribué à la mise au point du nouvel IMOCA de l’équipe – conçu par le cabinet VPLP – depuis sa mise à l’eau en juillet dernier.
« Cette génération d’IMOCA est devenue assez complexe pour un type de bateau qui navigue au large », explique Jesse Naimark-Rowse, prenant un moment sur son programme chargé d’avant course pour nous expliquer son travail. « Ils sont entièrement construits sur mesure et, comme il s’agit d’une classe de développement, la règle change à chaque cycle et il y a toujours de nouvelles choses à faire évoluer ou optimiser. Cela signifie que chaque fois que vous construisez un bateau, il n’aura rien à voir avec celui construit auparavant. Vous essayez de reprendre autant de concepts fiables que possible, mais si vous voulez un nouveau bateau compétitif, vous devez essayer de nouvelles choses. »
Il fait aussi remarquer que la plupart des IMOCA flambant neufs se comportent aujourd’hui très bien sur mer plate lors des premiers essais. Il y aurait de petites choses à changer ici et là, mais on peut s’attendre à ce que ces bateaux fonctionnent très bien. La grande différence est que lorsque vous prenez le large et que vous commencez à pousser la coque, les foils et le gréement à grande vitesse, alors la structure est soumise à de violents claquements et crashs mettant alors en évidence les faiblesses.
« Il ne faut pas oublier qu’au large, dans la brise, ces bateaux sont soumis à rude épreuve », ajoute Naimark-Rowse. « Honnêtement, je ne peux pas décrire ce que ressentent les IMOCA à foils de cette génération lorsque vous êtes au large. L’un des marins me l’a parfaitement exprimé : dès que l’on dépasse les 20 nœuds, le bateau donnait l’impression d’être sur le point d’exploser en permanence, ce qui est le cas 60 à 70 % du temps ».
Les principales zones de vulnérabilité sont la structure de la coque, les foils, les safrans et le mât, qui peuvent tous connaître des défaillances ou nécessiter des améliorations pour plus de fiabilité ou de vitesse. Le Britanno-Australien Jack Bouttell, membre de l’équipage international de 11th Hour Racing Team, affirme que la structure de la coque est le principal sujet de préoccupation pour un nouveau bateau d’une génération d’IMOCA dotée de foils plus puissants que jamais. Les foils et les mouvements violents en mer imposent des charges énormes à la coque et le renforcement de la structure est une réponse inévitable.
« Avec l’arrivée de foils plus grands, il y a encore beaucoup d’inconnues en ce qui concerne les charges que l’on observe sur le bateau », déclare Jack. « La plupart de ces IMOCA ont maintenant des coques monolithiques en carbone avec des longerons avant et arrière partout, espacés de 30 centimètres dans le sens longitudinal. En fait, ils se détachent s’il n’y a pas assez de rigidité dans la coque. Ce sont les charges autour des foils et le slamming (chocs dans les vagues). Comme le bateau est semi-submersible et qu’il n’y a pas de safrans en T – pas de surface d’appui sur les safrans – le bateau ne vole qu’à moitié, ce qui signifie qu’il y a beaucoup de crashs. »
A bord de 11th Hour Racing Team, l’équipe basée aux États-Unis a dû faire face à des problèmes structurels sur la coque et à un travail continu sur l’électricité, mais il y a eu une myriade d’autres améliorations apportées dans tous les domaines. Jack parle de « sail-ability » – rendre le bateau aussi facile à naviguer et aussi robuste que possible – et de « live-ability » – des changements qui rendent la plateforme plus confortable en navigation.
« Pour ce qui est de l’habitabilité, nous avons mis par exemple un robinet sur la bouilloire, pour éviter que vous n’ayez à la prendre et à vous brûler, car il est pratiquement impossible de verser de l’eau bouillante en toute sécurité lorsque vous êtes en mer », explique Jack. « Et nous en sommes à la version six de notre conception de bannette pour nous permettre de dormir correctement. Dans le cockpit, nous modifions continuellement de petits détails, par exemple la façon dont nous nous asseyons et l’endroit d’où nous contrôlons le pilote automatique, avec le bon soutien dorsal et le bon confort. »
Sur Team Malizia, le récent remplacement des foils après la Route du Rhum a fait la une des journaux, mais Naimark-Rowse affirme que toutes sortes d’autres travaux ont été entrepris sur un voilier qui, selon lui, est maintenant à environ 80 % de son état maximal de préparation à la course. Parmi les projets clés, on peut citer l’amélioration du système de barre et des paliers de safrans, ainsi que le travail continu sur les systèmes mécaniques à bord, l’amélioration de la façon dont les différents systèmes de charge – le moteur, l’hydrogénérateur et les panneaux solaires – s’imbriquent pour fournir l’énergie dont le bateau a besoin.
« Ici, à Alicante, nous avons l’impression d’améliorer constamment le bateau et nous planifions aussi ce que nous voulons faire au Cap et à Itajaí, et la quantité de ressources que nous envoyons à chacune des escales, avec l’intention d’améliorer le bateau au fur et à mesure. C’est notre objectif », résume Naimark-Rowse.
Mais il nous rappelle aussi que tout peut arriver à n’importe quel des IMOCA lorsqu’ils sont poussés en équipage dans une mer formée et un vent de plus de 30 nœuds au large. « Pour n’importe laquelle de ces cinq équipes, tout peut arriver lors d’une étape où vous vous retrouvez dans une lutte acharnée, essayant littéralement de ramener le bateau sur la ligne de départ de l’étape suivante. Ce scénario est possible pour n’importe lequel d’entre nous », dit-il.
Jack Bouttell confirme que les membres d’11th Hour Racing Team sont confiants avec un bateau qu’ils ont eu le temps de tester et auquel ils ont apporté de nombreuses optimisations pour améliorer sa fiabilité. Mais il ajoute aussi que ses coéquipiers et lui ne sont pas encore tout à fait sûrs des limites de leur bateau surpuissant et solidement construit, conçu par Guillaume Verdier, et qu’ils vont bientôt découvrir.
« Il est très difficile de trouver les limites de ce bateau », explique-t-il. « Je pense que nous y arrivons – mais nous n’y sommes pas encore. Lorsque nous naviguerons contre les autres, nous en saurons beaucoup plus. Quand un autre bateau va plus vite que le vôtre, et que vous pensez être déjà à la limite, alors vous savez que vous devez prendre la décision de pousser plus fort ou de faire avec… »