Avec deux victoires en IMOCA en 2006 et 2010, Roland Jourdain est de retour pour la 4e fois sur cette Route du Rhum – Destination Guadeloupe qui fait « partie de sa vie ». Sourire en coin, regard espiègle, « Bilou » est de retour. Mais cette fois, ses priorités ont changé et il veut faire passer la performance environnementale avant la performance sportive. Son bateau est à l’image de ce cheminement intérieur. A l’œil nu, rien ne distingue We Explore des autres grands catamarans amarrés aux pieds des remparts de la cité corsaire. Ses lignes tendues, dessinées pour la croisière rapide sont celles d’un bateau de série performant. La singularité du voilier se trouve plutôt à l’abri des regards car We Explore est un catamaran éco-concu qui associe l’innovation à la sobriété. C’est en effet la première fois qu’un navire de cette taille intègre 50 % de fibres végétales. Le pont est fabriqué à partir d’une fibre de lin cultivée en Normandie et même les voiles intégrent ce nouveau matériau. A bord de son nouveau bateau, le skipper explique le « pas de côté » qu’il réalise avec We Explore.

Que représente la Route du Rhum pour vous ?

J’ai une histoire particulière avec la Route du Rhum. Avant d’imaginer la courir un jour, quand j’avais 14 ans, cette photo finish entre Malinovsky et Mike Birch m’a profondément marqué. Je tiens d’ailleurs à rendre hommage à Mike Birch qui nous a quitté hier, son héritage est énorme et nous sommes tous un peu ses enfants. Cette même année 1978 c’est aussi la marée noire de l’Amoco Cadiz sur les plages de Portsall. Ce sont des souvenirs fondateurs de mon parcours qui se rejoignent aujourd’hui. Le rêve de participer au Rhum s’est concrétisé en 2002 puis avec les deux victoires en 2006 et 2010. J’ai eu la chance d’en faire trois et d’en gagner deux. Le rêve est devenu réalité mais je ne m’y habitue pas ! Je serai toujours lié à cette course. La Route du Rhum est bien plus qu’une compétition. Tous les quatre ans, c’est une carte postale de ce qu’il se passe dans nos têtes. C’est le produit de nos imaginations, de nos investissements et de nos passions.

En quoi cette édition est-elle particulière ?

Elle est particulière pour moi car je fais mon chemin intérieur et je suis très heureux d’être à bord de We Explore. Je trouve génial d’être au départ avec un bateau qui montre qu’il existe d’autres possibilités de faire les choses. Depuis plus de 40 ans, le Rhum a ouvert la voie sur les évolutions majeures de la course au large. J’espère montrer qu’un autre chemin est possible pour les années à venir. On n’a jamais mis autant de fibres végétales dans un bateau.

Votre état d’esprit a évolué ?

J’ai fait trois « Route du Rhum » branché sur un logiciel de vitesse pure et je suis content d’amener aujourd’hui l’ouverture potentielle d’un logiciel qui intègre l’impact environnemental dans la notion de performance. Je suis heureux de ce pas de côté, et pourtant, je suis incontestablement touché par une dissonnance cognitive, comme chacun d’entre nous qui prenons conscience de la nécessité de faire les choses autrement. Je souhaite partager ces émotions à bord de We Explore. Et en plus, j’adore faire la Route du Rhum, j’adore naviguer en solo. Tout ça combiné, ça tombe bien !

Pourquoi avoir fait le choix du lin ?

Nous sommes heureux de travailler avec du lin car c’est le lien entre la terre et la mer. Le lin, comme le chanvre, est utilisé depuis des milliers d’années pour fabriquer des bateaux. Les Égyptiens l’utilisaient déjà. Dans notre cas, l’intérêt du lin est d’abord la proximité puisque nous avons en France un lin de très grande qualité qui est exporté dans le monde entier. Le lin pousse en Normandie et ses propriétés sont très proches de la fibre de verre. Il est beaucoup moins gourmand en énergie et, comme tous les biomatériaux, c’est un puit de stockage naturel du CO2.

Une fois à bord, est-ce qu’il y a une différence avec un bateau classique ?

On ne sent pas forcément de différence en matière de sensations mais c’est la symbolique qui est jolie. L’idée de traverser l’Atlantique avec un hectare de lin m’inspire. On amène la terre sur la mer et le plaisir doit rester central. Pour faire bouger les lignes, il faut proposer des solutions alternatives séduisantes et c’est ce que nous recherchons avec We Explore. Maintenant, j’ai tout à découvrir. Je suis dans la peau du jeune papa qui fait marcher son bébé. J’étais hyper heureux pendant la qualif mais je suis aussi très prudent.

Y a-t-il d’autres choix sur We Explore ?

En ce qui concerne la production électrique, nous utilisons surtout le moteur thermique, avec un peu de solaire. Le chantier de la production n’a pas encore été ouvert mais nous surveillons la consommation. On sait que We Explore va consommer trois fois moins qu’un IMOCA car nous avons moins de capteurs, moins d’électronique et notre pilote NKE consomme peu. Pour la nourriture, nous travaillons avec Ethic Ocean dont je suis l’ambassadeur. Cette association veille à respecter les stocks de poissons pour une pêche durable. Je travaille avec le lycée hôtelier de Dinard qui va préparer mes plats pour la Route du Rhum. L’objectif est d’avoir zéro déchets à l’arrivée. Je n’aurai donc pas d’emballages plastiques jetables mais plutôt des bocaux, de l’emballage recyclable ou des produits en vrac. C’est un petit challenge car nous évoluons dans un milieu humide dans lequel les aliments peuvent s’abimer vite.

Est-ce qu’une troisième victoire est possible ?

Tous les coureurs et les explorateurs vous le diront, la première victoire sera déjà d’être au départ et à l’arrivée. La construction de We Explore est un vrai pas en avant et nous savons que la route est encore longue et va bien au-delà de la Route du Rhum. Cela dit, We Explore est pensé comme un bateau performant et j’ai envie d’en tirer le meilleur. Je découvre cette catégorie « Rhum Multi » et j’ai très hâte d’aller jouer avec mes amis et néanmoins concurrents. Il y a un très beau plateau.

Quelle est la philosophie de We Explore ?

Notre philosophie, c’est d’être dans le faire, la coopération et l’honnêteté. Avec le catamaran We Explore, nous n’avons pas inventé le bateau bio mais c’est un grand pas en avant. La route est encore longue et, au-delà de la Route du Rhum, nous continuerons ce chemin avec beaucoup de détermination et d’humilité. Nous avons le droit de nous tromper et nous ne manquerons pas de nous heurter aux difficultés à faire accepter ces changements. Nous voulons faire mieux avec moins et je crois que le changement ne viendra pas uniquement de la technique. Les usages doivent également évoluer et nous devons essayer de vivre autrement.

Quelle est la genèse du projet ?

C’est un travail de longue haleine. Nous avons d’abord créé au sein de Kairos, ma société de gestion de projets de course au large, Kairos Environnement pour rechercher et développer des matériaux composites biosourcés innovants. Nous avons également lancé le fonds de dotation Explore qui est une structure d’intérêt général destiné à accompagner les explorateurs du monde de demain. A la croisée de ces chemins, est né We Explore car ce projet de bateau répond parfaitement à notre Raison d’Etre : partager notre passion de l’environnement pour transformer nos regards, nos pratiques et nos modes de vie en mer et sur terre. Cela a été rendu possible grâce à l’intervention de Geneviève Ferone Creuzet, co-fondatrice de l’agence Prophil. Elle nous a accompagnés dans notre réflexion et nous sommes heureux qu’elle ait accepté d’être la marraine du bateau.

Vous parlez beaucoup de coopération : vous pouvez nous expliquer ?

Amoureux de la nature et de mon terrain de jeu qu’est l’océan, je suis conscient que 80 % de la pollution vient de la terre. Nous ne sommes ni des marins ni des terriens mais des merriens et nous sommes en pleine conscience avec ça, en mettant en place des partenariats et des coopérations qui ont du sens pour nous.
Nous avons le bonheur d’avoir comme premiers partenaires financiers Terre de lin, Bureau Vallée, Outremer et Glasseo avec lesquels la coopération va bien au-delà d’un simple contrat de sponsoring. Nous échangeons sur nos pratiques et interrogations. Je crois que nous sommes plus forts ensemble pour aborder cette transition nécessaire.
Nous avons également associé notre voix à celle du fonds de dotation ONF- agir pour la forêt pour que chacun ait envie de se mobiliser et s’engager dans des actions concrètes pour préserver ce patrimoine naturel inestimable.

Vous pensez que la course au large doit ralentir ?

Je ne sais pas si la course au large doit ralentir mais je pense qu’il faut revoir nos critères de performance. Cela n’a pas beaucoup de sens d’aller toujours plus vite, à tout prix. Aujourd’hui, nous devons revoir cette notion de performance et cela passe par de nouveaux usages. Nous avons atteint les limites planétaires et aujourd’hui, nous devons faire mieux avec moins. C’est notre challenge.

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