48 heures sous tension
Vendredi dernier, l’organisation a décidé de faire de la porte de l’Islande la ligne d’arrivée de cette Vendée Arctique. La raison principale : une dépression qui s’est creusée et étalée sur une partie conséquente du parcours. Ce choix ne doit rien au hasard ou à l’improvisation. Il fait suite à une succession d’analyses et de prises de décision concertées afin de veiller à la sécurité des skippers.
Ils avaient parlé d’elle au traditionnel briefing d’avant course aux côtés de tous les skippers. Elle, c’est cette dépression en formation à l’est de Terre-Neuve. « On savait qu’il fallait la surveiller », explique Christian Dumard, le météorologue de la course. Les modèles probabilistes prévoient alors que « le creusement de la dépression était très faible ». Mais la prudence est de mise. « Nous savions que le parcours était ambitieux et comportait une part de risque, poursuit Francis Le Goff, le directeur de course. Nous avons toujours été transparents sur ce sujet ». Dimanche 12 juin, les marins s’élancent, remplis d’enthousiasme et de promesses. Rapidement, la course reprend ses droits : un bord ultrarapide pour débuter puis la dorsale qui barre la route de la flotte, les foilers qui passent à l’Ouest, les bateaux à dérive à l’Est…
« Quand on voit une grosse tache rouge sur l’écran… »
Dans le même temps, plus au Nord, la situation se tend et les conditions se détériorent. La maudite dépression n’en finit plus de se creuser et semble remonter progressivement vers l’est de l’Islande. « Il y a une tendance dans les régions Nord à ce que les dépressions se creusent plus vite que sur les modèles », confie Yann Château, adjoint de Francis Le Goff à la direction de course. À bord des monocoques, à l’étude des fichiers météo, les skippers n’en perdent pas une miette.
« J’ai les yeux rivés dessus, confie Isabelle Joschke. Quand on voit une grosse tache rouge (matérialisant la dépression) qui s’étend sur tout l’écran, on se dit que ce sera difficile à gérer ». La navigatrice de MACSF n’est pas la seule à le penser. « En se creusant et en se déplaçant vers le nord-est de l’Islande, la dépression aurait rendu très difficile la progression d’une partie de la flotte dans le contournement de l’île », poursuit Christian Dumard. « Nous avons fait un routage pour l’ensemble des 24 bateaux encore en course, explique Yann Château. Et pour les 13 derniers, ils auraient eu à affronter 35 nœuds fichier, ce qui revient à 45, 50 nœuds dans ces latitudes. »
« Garantir la sécurité de la flotte »
Dans la nuit de mercredi à jeudi, les échanges se multiplient au sein de l’organisation. D’autant que plus les bateaux progressent vers le Nord, plus la situation est complexe. « Progressivement, ils n’étaient plus une dizaine à pouvoir échapper à la dépression, mais seulement sept ou huit », confie Francis Le Goff. Même si la direction de course, via Yann Château, avait eu avant le départ des contacts avec les autorités islandaises, il fallait également, dixit Francis Le Goff, « prendre en compte les capacités d’intervention des secours. Le solitaire est une exception française, nous n’avions pas la garantie de pouvoir les assurer ». L’enjeu, c’est aussi de « garantir la sécurité de la flotte » soutient Alain Leboeuf, président de la SAEM Vendée et du Département de la Vendée.
Afin de coordonner les échanges entre le président, la direction de course et les équipes de communication de la course, Laura Le Goff, directrice générale de la SAEM Vendée, fait office de « courroie de transmission ». « Nous avons appliqué le même protocole de gestion de crise que lorsqu’il y a un souci majeur sur un bateau, explique-t-elle. La confiance entre tous les interlocuteurs, notamment à propos de l’analyse et du travail de la direction de course, contribue toujours à faciliter le processus de décision ». Une décision s’impose justement et elle sera officialisée jeudi en début d’après-midi : le contournement de l’Islande est annulé, un nouveau parcours, prévoyant le passage à une porte au sud-est de l’île, est entériné.
Mais cette décision ne résout pas tout. La faute encore à cette dépression qui n’en finit plus de se creuser, au point de barrer la route directe des trois premiers. « D’un côté l’arrière de la flotte se retrouvait enfermé dans cette dépression, de l’autre les trois premiers – Charlie Dalin (APIVIA), Jérémie Beyou (Charal) et Thomas Ruyant (LinkedOut) – auraient dû gérer eux aussi un passage de front avec du vent très fort sur leur route directe », souligne Francis.
La course neutralisée, le sprint de Charlie Dalin
Là encore, les discussions vont bon train. Des échanges, des avis, des appréhensions aussi. En milieu de soirée ce jeudi, l’organisation décide de neutraliser la course au passage de la porte afin que « chacun puisse se mettre à l’abri » dixit Francis Le Goff. La direction de course envoie un mail aux skippers et aux teams en leur précisant que le temps d’attente pourrait avoisiner les 36 heures avant de repartir. « L’annonce est tombée d’un coup alors que j’enchaînais les siestes sur une mer plate, confie le leader, Charlie Dalin. Tout de suite après, je me suis mis en mode sprint, j’ai adapté mes réglages pour aller le plus vite possible et ne pas relâcher la pression ».
À 2 h 20 vendredi matin, le skipper d’APIVIA passe la ligne et décrit un sentiment étrange. « Il n’y avait pas beaucoup de vent, une mer plate, un peu de lumière et pas un bateau, juste un petit rocher », raconte-t-il. Charlie enroule ses voiles d’avant et se met à la cape. Ensuite, le Normand enchaîne les siestes et à chaque réveil, jette un œil à la cartographie. Jérémie Beyou (Charal) et Thomas Ruyant (LinkedOut) en finissent à leur tour. Ils essaient de se joindre, mais les connexions passent mal. Charlie et Thomas se rendent dans un fjord pour aller au mouillage. À quelques milles de là, la dépression redouble d’intensité, des vents forts et instables qui rendent délicates les possibilités de s’abriter. En ce vendredi, alors que l’Hexagone est en surchauffe, la flotte a des sueurs froides.
« Repartir aurait été un 2e round à armes inégales »
« À cet instant, le reste de la flotte commence à être dans le dur de la dépression », raconte Francis Le Goff. Les problématiques se bousculent. Il y a l’aspect « sécurité » pour ceux encore en course et pour trouver une façon de s’abriter dans un périmètre aussi restreint. Et puis il y a le facteur sportif. Le directeur de course : « comment allions-nous faire pour relancer la course sans dénaturer la 1ère étape ? Comment garantir une équité sportive entre ceux qui se seraient mis à l’abri et ceux qui venaient de sortir de la dépression ? » « Repartir, ça aurait été un 2e round à armes inégales, car les marins et leurs bateaux n’auraient pas été dans le même état », abonde Yann Château. Poursuivre la course ou non après la neutralisation monopolise l’attention de toutes les parties prenantes dans la nuit de vendredi à samedi. « À ce moment-là, il y a beaucoup d’échanges et de concertation, souligne Laura Le Goff, en contact permanent avec Alain Leboeuf, président de la SAEM Vendée et du Département de la Vendée. La décision de la direction de course en la matière se devait d’être la plus éclairée possible avant d’être entérinée ».
Sur l’eau, les conditions n’arrangent rien, encore une fois. « Ça ne mollissait pas du tout, c’était galère pour ceux en course et compliqué pour ceux qui étaient arrivés de rester dans leur bulle de concentration ». Progressivement, une idée commence à faire consensus : arrêter la course à cette porte d’Islande. Elle sera actée vendredi en fin de soirée, une « décision sage pour la sécurité des marins » dixit Laura Le Goff. « Redémarrer la course aurait été complexe et nous n’avions aucune garantie que cette 2e étape soit une performance sportive en soi et ne se transforme pas en convoyage, explique Francis Le Goff, le directeur de course. Or, il fallait aussi valoriser ce que les skippers avaient déjà fait, cette régate très engagée, très intense. En actant cet arrêt, on s’attachait aussi à valoriser la bataille qui avait eu lieu depuis le départ. »
La dureté exceptionnelle des conditions
Samedi dans la nuit, lorsque la décision a été officialisée, Charlie Dalin est désigné vainqueur. « J’étais toujours en train de travailler le parcours pour un éventuel nouveau départ, explique le principal intéressé. C’était particulier d’apprendre ça au mouillage ! » Les heures qui suivent confirment le KO engendré par la dépression, particulièrement virulente à l’approche de la ligne au près. Les dégâts se multiplient dans la flotte : grand-voiles arrachées pour Isabelle Joschke (MACSF) et Giancarlo Pedote (Prysmian Group), jeu de voile fortement endommagé pour Conrad Colman (Imagine), problèmes en série pour Kojiro Shiraishi (DMG MORI GLOBAL ONE), chandelier arraché et l’hydrogénérateur à l’eau pour Romain Attanasio (Fortinet-Best Western)… « J’ai cru que je ne passerais jamais la ligne », explique Romain exténué. « C’était le truc le plus dur que j’ai fait sur un bateau », abonde Éric Bellion (COMME UN SEUL HOMME Powered by ALTAVIA).
Isabelle Joschke (MACSF), Arnaud Boissières (LA MIE CÂLINE) et Denis Van Weynbergh (Laboratoires de Biarritz) – qui s’est blessé à la cuisse et a perdu un safran – décident d’abandonner. Manu Cousin (Groupe SETIN), qui a lui aussi abandonné la veille, rebrousse chemin, « Cela dit beaucoup de la dureté exceptionnelle des conditions, assure Yann Château. Il y a eu très peu de courses au large où trois bateaux abandonnent à moins de 50 milles de l’arrivée ». « Je n’ai jamais affronté de conditions aussi dures », explique Fabrice Amedeo qui a relevé une pointe à 62 nœuds. Certains parlent de « rythme particulièrement intense », de « bateau qui penchait à 90° » (Eric Bellion, COMME UN SEUL HOMME Powered by ALTAVIA)…
Le passage de la ligne a valeur de délivrance. Sur leurs bateaux ballottés par les éléments, la côte islandaise s’offre en récompense. Surtout, c’est le moment de souffler. La pression retombe et tous réalisent à quoi ils ont résisté. C’est le temps des larmes, aussi. « J’ai pleuré comme un gamin », confie Arnaud Boissières. « Je suis tellement fatigué que je deviens un peu plus fragile émotionnellement », reconnaît Giancarlo Pedote. Désormais, place au repos, à la récupération et au retour aux Sables d’Olonne. Guirec Soudée (Freelance.com), qui en connaît un rayon en la matière, l’assure : « cette course, ça a été une superbe aventure ». Et ces aventuriers des temps modernes viennent d’ajouter un nouveau morceau de bravoure à leur carnet de souvenirs.