Un équilibre délicat
La « Rolex Sydney Hobart », dite aussi « la Grande course », représente sans nul doute la quête ultime de tout marin de compétition. La 71e édition de cette sublime classique au large – qui avait fait un plein record d’équipages internationaux (28), y compris, pour la première fois, des Chinois – s’est montrée à la hauteur de son immense réputation avec les conditions météo et maritimes les plus terribles jamais vues en une décennie.
Le 26 décembre dernier, non moins de 108 bateaux de course ont laissé derrière eux, sous un ciel plombé, le majestueux port de Sydney, accompagnés quelques temps d’une pléthore d’embarcations amies et sous les yeux de centaines de milliers de spectateurs restés à terre. Le soir même, la course commençait à révéler son vrai visage et prélever son tribut!
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Dès le début du célèbre « casseur du sud », une violente brise contraire obligeait les équipages, en quelques minutes, à s’adapter à un demi-tour du vent et à littéralement fermer les écoutilles pour quelque 18 heures.
Les deux jours suivants allaient être fatals à 31 voiliers pour des raisons aussi diverses que des ennuis de gouvernail, des voiles déchirées et même de sérieux dommages structuraux à la suite du monstrueux martèlement des vagues.
Tous, corinthiens comme professionnels, ont rapidement compris qu’ils seraient aux prises avec une « vraie » Hobart, présentant, pour certains, les conditions les plus difficiles jamais rencontrées. Ne comptant que les uns sur les autres alors qu’ils descendaient les côtes de Nouvelle-Galles du Sud, les 1 500 participants, très déterminés, n’avaient que deux idées en tête : assurer leur sécurité et démontrer leurs qualités de marins.
Les favoris locaux, les 100 pieds Wild Oats XI et Perpetual Loyal, furent les grands perdants de la première nuit. L’équipage de Bob Oatley, tous ses espoirs anéantis, ne put que rentrer piteusement à Sydney, la grand-voile déchirée, très déçu de ne pouvoir ajouter une nouvelle victoire aux huit titres historiques de Wild Oats XI.
Ces mésaventures ont largement fait l’affaire de Comanche, le 100 pieds de Jim Clark et son épouse Kristy Hinze-Clark que l’on avait vu débuter sur la Rolex Sydney Hobart 2014 et qui avait, depuis, écumé les mers du monde entier, remporté les plus prestigieuses courses au large, dont la Rolex Fastnet Race, et même établi – entre autres – le record de la plus grande distance (618 milles nautiques) couverte en 24 heures par un monocoque, faisant considérer désormais Comanche comme le monocoque le plus rapide du monde. Cependant, la Rolex Sydney Hobart lui avait échappé en 2014. C’est pourquoi, quand Kristy Hinze-Clark apprit que Rambler 88 serait sur la ligne de départ, elle demanda à son époux s’ils pourraient supporter que leurs rivaux américains se donnent la chance de battre le record de la course ou de l’emporter avec les honneurs.
« Pas question, » fut la réponse de Jim Clark qui se mit immédiatement en branle pour ramener le bateau de Gênes, en Italie, et rassembler un équipage de vingt personnes choisies parmi la crème de la crème sous la houlette du skipper américain Ken Read. Le barreur australien Jimmy Spithill, double vainqueur de la Coupe de l’America et ISAF Rolex World Sailor of the Year en 2014, n’eut pas à venir de très loin, au contraire de certains autres comme le navigateur Stan Honey, le bowman (équipier d’avant) Juggy Clougher et les trimmers (régleurs de voile) Dirk De Ridder et Richard Clarke, pour n’en nommer que quelques uns.
En revanche, la présence à bord de Kristy Hinze-Clark, certes co-propriétaire de Comanche mais novice en matière de course au large, restait sujette à questions. N’ayant pas froid aux yeux, la jeune Australienne, célèbre mannequin, a relevé le gant et parcouru avec bonheur les 628 milles nautiques de la course, menant le 100 pieds jusqu’à la ligne d’arrivée devant une foule largement acquise à Comanche.
En dépit de la somme de talents embarqués, la course ne fut jamais une partie de plaisir pour Ken Read et son équipage. Moins de neuf heures après le départ, de gros dégâts furent constatés sur la dérive bâbord qui commença à s’agiter sous le bateau, risquant de percer la précieuse coque en carbone. L’équipage se rua pour décrocher la dérive abîmée mais une fois détachée, elle démonta l’un des safrans, impactant lourdement tout le système de gouvernail.
Déconfit, Ken Read, appela le directeur de course au Cruising Club of Australia pour lui rapporter cette malchance. Mais pour Comanche, tout n’allait pas s’arrêter pour autant.
« On a dit “c’est fini”, raconte Read, on s’est arrêtés, on a descendu les voiles et on a commencé à dériver vers Sydney. Puis j’ai vu sortir les outils… et quand je vois sortir des outils avec des types comme ça, c’est en général le signe qu’ils ont une idée. Et tout d’un coup, on a entendu couper et grincer… »
Les réparations effectuées, Read a commenté la situation avec les chefs de quart. Tous ont voulu finir la course. « Cet équipage n’aurait jamais arrêté à moins d’y être obligé, » ajoute le propriétaire du bateau, Jim Clark.
Remis en route, ces grands marins firent la preuve de leurs immenses compétences, repassant bientôt devant le Rambler 88 de George David qui avait pris la tête durant la nuit.
Incroyablement efficace, avec à son bord le vétéran australien Andrew Cape et le tacticien néo-zélandais Brad Butterworth, Rambler 88 avait toutes ses chances après sa victoire à la Rolex Middle Sea en octobre. Mais Comanche, réparé avec compétence suite à ses déboires de la nuit, allait se montrer imbattable.
À quai sur le Constitution Wharf de Hobart, Jim Clark et Kristy Hinze-Clark radieux, soulèvent haut la Illingworth Cup. « Ça a été épuisant ! Et même franchement terrifiant parfois. Mais maintenant, c’est l’excitation et la joie pure. C’est l’une des meilleures choses que j’aie jamais faites, » affirme Kristy Hinze-Clark tout en admirant sa Rolex Yacht Master II spécialement gravée, remportée avec les honneurs.
Cette édition de la Rolex Sydney Hobart aura offert une palette de conditions propres à mettre au défi les qualités de marins de tous les concurrents. Une brusque chute du vent accompagnée de bouffées d’air a fini par ruiner les espoirs de Rambler 88 qui dut même s’incliner face au Ragamuffin 100 de Syd Fisher – très tactique en fin de course – et se contenter de la troisième place du classement en temps réel à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Une belle surprise pour Syd Fisher, vétéran propriétaire de 88 ans, qui participait à sa 48e Rolex Sydney Hobart.
Mais la course était loin d’être terminée. Avec 74 bateaux encore au large, les jeux étaient encore à faire, notamment pour les Français Éric de Turckheim et Teasing Machine et Géry Trentesaux, skipper de Courrier du Léon, grand vainqueur de la Rolex Fastnet, l’un des plus petits mais aussi des plus puissants de la flotte.
Dans une course dont le classement général se joue en temps compensé, il y a de grandes chances – suivant les conditions météo notamment – que le vainqueur final provienne de la flotte des bateaux de taille moyenne. Cette année ne fera pas exception.
Alors que les plus rapides étaient déjà à Hobart, l’essentiel de la flotte se battait encore à travers le détroit de Bass et autour de la Tasmanie dans l’espoir de rallier Hobart avec un temps compensé les mettant en lice pour la très convoitée Tattersall’s Cup.
Dès mercredi après-midi, le TP52 Balance de Paul Clitheroe touchait au but et passait en tête. Mais le Sparkman & Stephens 34 Quikpoint Azzurro de Shane Kearns, fonçant sous le vent à neuf nœuds au large des côtes de Tasmanie, pouvait encore atteindre la ligne d’arrivée et contester la victoire à Balance.
Paul Clitheroe n’en revient pas : « Ils m’ont tenu debout toute la nuit ! Dans quel sport peut-on voir un 52 pieds moderne, en carbone, dans un mouchoir de poche avec un 34 pieds vintage ? On en était à cinq minutes près. C’est dingue ! »
On sut bientôt que le vainqueur serait le plus célèbre gourou financier australien et son équipage sur Balance. Déjà en route pour Sydney, toute l’équipe, à l’écoute de la nouvelle, revint sur Hobart pour recevoir cette Tattersall’s Cup si désirée ainsi que, pour Clitheroe, un garde-temps gravé Rolex Yacht Master.
« J’ai commencé à naviguer à huit ans sur un lac, avec un sabot, raconte Paul Clitheroe. Mais ce sont des trucs comme ça qui me font penser que c’est un sport incroyable. Les gamins sautent dans un petit bateau et pratiquent tout de suite un sport sain. Dans quel autre sport pouvez-vous être sûr que vous serez aidé par vos propres concurrents en plein milieu de la nuit si vous êtes en danger ? Je suis fier de faire partie de notre sport. Je suis fier de mon équipage et des gens de cette communauté. Je suis honoré de remporter ce trophée et de naviguer avec ces gens, mon équipage. C’est un privilège absolu. »
Le dernier arrivé, Myuna III, à 9h09 AEDT le jour de l’An après juste un peu plus de cinq jours et vingt heures de mer, était là juste à temps pour assister à la remise des prix.
La Rolex Sydney Hobart Yacht Race a montré une fois de plus que chaque détail compte. Après des mois de préparation et plus de 600 milles nautiques sur les flots, face à des conditions parfois dantesques, tout s’est joué à une poignée de minutes près.
Alors que se refermait la 71e édition, il régnait parmi les participants un véritable sentiment d’achèvement et de réussite. Nul doute que tous ont déjà leurs regards et leurs espoirs tournés vers la prochaine Rolex Sydney Hobart entre Noël et fin 2016.